L'anticipation ne fait plus rêver, par Jean-Michel Dumay

Publié le par evergreenstate

L'anticipation ne fait plus rêver, par Jean-Michel Dumay

LE MONDE | 25.10.08 | 13h40

 

'avenir n'a plus la cote. Surtout quand, dans les salles de marché, le CAC et les banques font de la brasse coulée. Au creux de la vague, "préparez l'avenir", conseillent pourtant quelques revues de gestion, comme L'Expansion Management Review. Faut voir. Ou y croire - ce qui n'est pas dans l'air du temps. Anticiper ? Rien n'est moins évident, quand le siècle est au court-termisme et, notamment pour les classes moyennes et les cadres déclassés, au désenchantement accéléré.

 

La crise nous renvoie à nos pâles silhouettes de spectateurs de l'inévitable, prisonniers de processus pourtant ficelés par l'homme et néanmoins incontrôlables. Où sont les prophéties ? Les temps messianiques ? Certains des incertitudes à venir, nous serions voués à un futur sans espoir et l'inespoir serait notre destin. Déjà l'abstention prend le pas sur le projet politique. La croissance sur l'idée de progrès. Et quand elle ralentit... L'idée qu'un mieux est devant nous fait long feu. La récession prend des allures de fin du monde... En d'autres cultures, de tels changements se vivraient comme des opportunités.

L'avenir s'est effacé, disait il y a huit ans Pierre-André Taguieff, qui évoquait "la tempête turbo-capitaliste" (L'Effacement de l'avenir, Galilée, 2000). Bien vu. A la fois "explorable comme un champ de possibles et désirable comme un ensemble de promesses", l'avenir ne remplit plus le futur, cette "forme vide du temps abstrait". L'avenir a tiré sa révérence. Envolé, disparu. Ou s'est peut-être mis entre parenthèses (version optimiste). Peut-être. Peut-on cependant se passer de l'anticiper ?

Dans la revue Education permanente (n° 176, septembre 2008), le psychosociologue Jean-Pierre Boutinet opère un tri salutaire dans le fatras des anticipations. Il en distingue deux sortes : les cognitives, qui veulent percer les mystères du lendemain, et les opératoires, qui font advenir par un plan ou un projet un avenir désiré. Les premières, dit-il, ont vécu - fin des utopies et des idéologies oblige - au profit des secondes, qui prolifèrent sur deux modes : celui de l'agenda (option offensive) et celui de la prévention ou de la précaution (option défensive).

C'est que l'anticipation ne fait plus trop rêver, qu'elle est même parfois irritante, et qu'on n'agit plus tellement de nos jours par désir, mais plutôt par souci d'éviter ce qui n'est pas désiré. Or, soutient Jean-Pierre Boutinet, l'anticipation-agenda, type Agenda 21 issu de la Conférence de Rio de 1992, qui fixa les mesures à prendre tout au long du XXIe siècle pour protéger l'environnement, c'est... de la non-anticipation. Fixer des dates butoirs, des délais, c'est d'abord agir pour "calmer une angoisse face à ce tabou d'un avenir insaisissable". C'est, en définitive, prolonger le temps présent, tenter de rendre le futur inéluctable, en refusant l'incertitude. C'est tenter de se rassurer. Principe de précaution.

Fini donc le temps des scénarios prévisionnels, prospectifs ou encore projectifs, qui "au gré des situations, cherchent à devenir des avenirs possibles, voire désirés", qui structurent et construisent avec, surtout, une part d'illusion. Les nouvelles temporalités façonnent cette pauvreté anticipationnelle : l'immédiateté génère un temps continu peu propice à la réflexion ; l'urgence pousse à des comportements stressés, stéréotypés, présentés comme sans alternative ; la soif d'innovation, productrice d'obsolescence, porte au futur immédiat plus qu'au long terme ; la simultanéité, le multitasking, comme norme à l'action, surcharge l'attention. C'est le triomphe du présent sans profondeur. Or, comme le souffle une autre psychosociologue, Florence Giust-Desprairies, il faut pouvoir rêver le monde pour pouvoir y entrer.

 

Jean-Michel Dumay

Courriel : dumay@lemonde.fr

Article paru dans l'édition du 26.10.08

Publié dans sociologie

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