L'ALLEMAGNE D'ANGELA MERKEL Le désarroi de la classe moyenne (archive)

Publié le par evergreenstate


L'ALLEMAGNE D'ANGELA MERKEL (2/3)
Le désarroi de la classe moyenne
LE MONDE | 24.01.08 | 14h05  •  Mis à jour le 24.01.08 | 14h05
FRANCFORT-SUR-LE-MAIN ENVOYÉ SPÉCIAL

nze pour cent ! Du jamais-vu depuis l'inflation à deux chiffres des "trente glorieuses". 11 %, c'est la hausse des rémunérations, toutes modalités comprises, que les conducteurs de train allemands ont obtenue le 13 janvier après plusieurs mois de conflit social et une paralysie totale du trafic pendant deux jours, en novembre 2007. "Nous sommes conscients d'écrire l'histoire", n'hésite pas à affirmer Thomas Huppeld, un des dirigeants du syndicat GDL à Francfort.

 

 

Ecrire l'histoire ? L'expression peut paraître excessive. Elle définit cependant un mouvement social pas comme les autres. Les conducteurs de train ont donné une image inhabituelle du syndicalisme allemand, loin de ces apparatchiks en complet veston qui fréquentent les conseils d'administration au nom de la cogestion et négocient d'égal à égal avec le patronat. Ultime recours, la grève doit être aussi policée que les rapports sociaux. Lénine avait déjà remarqué, non sans ironie, dans les années 1910, que les cheminots allemands, avant d'occuper les voies, achetaient un ticket de quai.

Rien de tel cette fois, mais des gares vides et des milliers de voyageurs contraints de rester chez eux ou de recourir à d'autres moyens de transport. On aurait pu croire que ces voyageurs éconduits auraient été rendus furieux par ce manque de respect pour les conventions sociales, qu'ils auraient dénoncé, comme en France où les cheminots étaient en grève à peu près à la même époque, une insupportable "prise en otage".

Pas du tout. L'opinion publique allemande a montré une grande compréhension pour les grévistes. Plus forte en tout cas que le Parti social-démocrate (SPD) ou la grande centrale syndicale DGB. La gauche modérée a décelé dans cette grève un danger de "corporatisme", un risque d'émiettement des revendications et une mise en cause des grandes négociations, branche par branche, qui ont fait la force du syndicalisme allemand. "Je ne peux pas accepter qu'un groupe de salariés recherche des avantages uniquement pour lui, explique Jürgen Bothner, dirigeant régional du syndicat des services publics Ver.di. C'est très dangereux, parce que certains ont un pouvoir de nuisance plus important et peuvent s'en sortir mieux que d'autres, aux dépens de la solidarité."

Dans le monde politique, seuls ont soutenu les grévistes le Parti libéral et la gauche radicale, qui sont tous les deux dans l'opposition à la grande coalition dirigée par Angela Merkel. Willi von Ooyen, tête de liste du Linkspartei (la gauche radicale) aux élections régionales de Hesse du 27 janvier, ne méconnaît pas le risque de corporatisme, mais souligne aussi que le mouvement des conducteurs de locomotive a exprimé une "identification avec un métier", fierté de la classe ouvrière malmenée ces dernières années par les diverses formes de travail précaire.

Cette charge symbolique contenue dans la grève des chemins de fer explique le large soutien de l'opinion. Pour beaucoup d'Allemands, la limite du supportable a été atteinte dans les sacrifices exigés depuis une quinzaine d'années. Alors que la chancelière proclame - à juste titre pour 2007 - que "la reprise est là", peu nombreux sont ceux qui en ont senti les effets. Le slogan popularisé par Gerhard Schröder - "quand l'industrie allemande va bien, l'ouvrier allemand va bien", version germanique de l'expression française "quand le bâtiment va, tout va" - ne se vérifie plus. L'idée traditionnelle selon laquelle un ouvrier spécialisé de l'industrie devait être bien payé a été minée par la mondialisation, les délocalisations, le développement des emplois précaires. D'ailleurs, déplore un syndicaliste, les diverses formes de flexibilité du travail ont tué le concept même de métier.

Les statistiques montrent que l'Allemagne est devenue un pays de bas salaires, relativement à d'autres pays européens. Cette constatation, qui contredit bien des clichés, s'explique par la conjonction de plusieurs facteurs, par les mesures décidées par le gouvernement, notamment l'Agenda 2010, concocté par la coalition Rouge-Verte de Gerhard Schröder, et poursuivi par la grande coalition des chrétiens et des sociaux-démocrates.

Elle s'explique aussi par la montée du chômage dans les années 1990, par le recours au temps partiel, multiplié par deux en dix ans, les contrats à durée déterminée et l'externalisation de certaines tâches. Des salariés licenciés sont encouragés à créer leur propre entreprise et à louer leurs services à leur ancien employeur pour un prix inférieur à leur rémunération précédente. Ou bien des entreprises licencient leurs employés et les réembauchent dans une filiale fondée à cet effet, avec des salaires plus bas, des horaires plus longs et des conditions plus dures.

Cette situation a pour autre conséquence un affaiblissement des syndicats. Depuis les lendemains de la seconde guerre mondiale, le modèle allemand (à l'Ouest) était fondé sur l'équilibre entre les associations d'employeurs et les syndicats de salariés. Le vocabulaire lui-même reflétait cette parité supposée. Il n'y avait plus face-à-face des patrons et des travailleurs, mais des Arbeitgeber et des Arbeitnehmer, des fournisseurs et des preneurs de travail. C'est ce qu'on appelle "l'autonomie des partenaires sociaux". Aujourd'hui, beaucoup d'entreprises sortent de ce système qui impliquait des conventions collectives sectorielles et régionales, voire nationales. Le même mouvement encourage l'apparition de syndicats catégoriels, comme le GDL des conducteurs de train, qui peuvent engranger des succès ponctuels à la suite de conflits durs, mais qui paraissent incongrus au pays de la grève maîtrisée et du compromis social.

Ainsi se manifeste une déchirure du tissu social consensuel qui, à la suite du miracle économique de l'après-guerre, avait transformé la République fédérale en une vaste classe moyenne. Non seulement les écarts de revenus étaient parmi les plus faibles d'Europe occidentale, mais la grande majorité de la population avait un mode de vie homogène, qu'on pourrait qualifier de "petit-bourgeois". Il y avait bien sûr des pauvres et des riches, mais pas de très pauvres ou de très riches, en tout cas ces derniers n'étalaient pas un mode de vie ostentatoire. Les sociologues parlaient d'un "nivellement social autour du centre". 60 % des Allemands continuent de s'identifier à la classe moyenne mais la peur de l'appauvrissement a gagné cette dernière. Et pour cause.

"La classe moyenne est en train de fondre par les deux bouts, remarque Jürgen Bothner. Par le haut, où un petit nombre gagne de plus en plus, et par le bas, où un grand nombre s'appauvrit." Jusqu'en 2000, les revenus aux deux extrémités de l'échelle évoluaient selon deux lignes parallèles. Depuis, les courbes divergent. Sur une base 1992, le revenu des 10 % les plus riches de la population allemande avait augmenté de 12 % en 2000 et de 31 % en 2006. Pendant ce temps, celui des 10 % les plus pauvres avait augmenté de 6 % en 2000 mais reculé de 13 % en 2006.

Toujours en 2000, une année de forte croissance économique (+ 3,2 %), le sentiment d'équité augmentait. En 2007, malgré une croissance de 2,6 % et une baisse du chômage spectaculaire, il diminue. Parce que les fruits de la croissance sont de plus en plus mal répartis. La réforme des allocations chômage associée au nom de l'ancien directeur des relations humaines de Volkswagen, Peter Hartz, notamment la réforme dite Hartz IV, qui mêle les indemnités de chômage et l'aide sociale, a accéléré la paupérisation. Le nombre des enfants pauvres, c'est-à-dire ceux dont les parents doivent vivre avec moins de la moitié du revenu moyen, atteint 2,5 millions. Avec Hartz IV, les familles touchent la somme dérisoire de 2,39 euros par jour au titre de la nourriture et de 1,79 euro par mois pour les fournitures scolaires !

Pas étonnant que les hauts salaires des dirigeants d'entreprise, les stock-options, les indemnités de départ, surtout pour ceux qui ont échoué dans leur mission, choquent le grand public, les hommes politiques et les Eglises, qui restent une force morale et exercent une mission caritative officielle. "Celui qui demande des sacrifices à ses collaborateurs doit se demander s'il est judicieux de s'accorder de généreuses hausses de salaire", a déclaré le président de la République, le démocrate-chrétien Horst Köhler.

La chancelière Angela Merkel a même envisagé, un temps, de plafonner les rémunérations des chefs d'entreprise. Elle a vite fait machine arrière. Mais elle n'a pas pu empêcher que se développe un débat autour de l'instauration d'un salaire minimum. Sous les quolibets de l'opposition libérale qui a cru déceler des relents de socialisme à la mode est-allemande, les démocrates-chrétiens ont décrété un salaire minimum à la Poste. Le SPD a repris à son compte la revendication syndicale d'un smic généralisé à 7,50 euros de l'heure, soit un peu plus de 1 200 euros par mois. Le ministre (social-démocrate) du travail Olaf Scholz prépare une loi en ce sens malgré l'opposition du patronat. Celui-ci agite la menace d'une relance du chômage et renvoie l'instauration de salaires minimum par branche à la négociation sociale. Une manière de refuser le principe même du salaire minimum, puisque de plus en plus de salariés ne sont plus couverts par les conventions collectives.

Toujours est-il que le SPD a trouvé là un thème populaire - 75 % des Allemands sont favorables à un salaire minimum, selon l'hebdomadaire Der Spiegel -, pour se démarquer de son partenaire dans la grande coalition et remettre au goût du jour la justice sociale, un vieux thème de la social-démocratie.


Daniel Vernet
Article paru dans l'édition du 25.01.08

Publié dans social

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