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Débat
La méthode Sarkozy dans l'impasse, par Denis Muzet
LE MONDE | 10.05.10 | 14h12  •  Mis à jour le 11.05.10 | 07h30


'anniversaire de la présidentielle de 2007 est l'occasion de revenir sur les principales transformations de notre société, dans son rapport au politique et aux médias, sous le sarkozysme en action. La première chose qui frappe l'observateur, c'est la formidable accélération du temps médiatique. Les nouvelles du jour se succèdent et effacent plus vite encore celles de la veille.

 

Avec la généralisation de l'info de flux et la montée des médias d'info continue - télé, radio, Internet, Twitter... -, la durée de vie de l'actualité est de plus en plus courte, quelques heures plutôt que quelques jours. C'est le règne de l'"instantanéisme". Nous n'avons plus pour principal horizon que le temps réel.

Ce mouvement a été largement nourri par ce qu'on a appelé l'hyperprésidence. La démultiplication des apparitions du chef de l'Etat dans l'espace public, jusqu'à lui conférer un quasi-don d'ubiquité, a amplifié cette accélération du temps qui est la marque du sarkozysme. Nous avons parlé de "stratégie présencielle" pour désigner cette organisation d'une présence présidentielle quasi permanente dans l'espace médiatique et l'effet placebo de l'action qu'elle était censée produire.

Mais - il faut être honnête -, ce mouvement dépasse le cadre national. Partout dans nos sociétés la domination du temps réel nourrit une forme d'atrophie temporelle. La "mémoire vive" des Français est devenue courte, et ne va guère au-delà d'un an. Au rythme fou où va l'actualité, les années Jospin, et même les années Raffarin, semblent appartenir à la préhistoire. Alors que dire des années Mitterrand ?

Le temps long est comme effacé. Il est frappant de constater qu'on ne trouve dans la parole publique - politique, syndicale comme patronale - que peu de projets ou de références de l'action au moyen-long terme, hormis les grandes échéances électorales comme la présidentielle de 2012. Il y a peu de mises en perspective historiques aussi, si ce n'est à l'occasion de grandes commémorations (la chute du mur de Berlin) ou de la disparition d'une personnalité (Philippe Séguin), qui autorise un rapide flash-back, vite digéré, pour nos temps de cerveau disponibles.

Simultanément à la compression du temps, on assiste, sous l'effet d'une crise planétaire, à un élargissement de l'horizon spatial. La crise, les crises - alimentaire, financière, climatique... - ont renforcé chez nos compatriotes la prise de conscience de la globalisation. Dans la planète interconnectée, ils ont appris à surveiller ce qu'il se passe à l'autre bout du monde - aux Etats-Unis, en Inde, en Afghanistan, en Islande désormais -, de peur d'être impactés par les nouvelles menaces. Compression du temps et planétarisation des perceptions vont de pair ; l'histoire se dissout dans la géographie.

Comme s'ils s'étaient soumis au rythme de l'hyperactivité impulsé au plus haut niveau, les grands dirigeants nationaux semblent avoir intégré la disparition de tout horizon temporel et renoncé à tout effort de mise en perspective de leur action. Le temps de l'explication n'est pas pris ; ou, plus exactement, hormis quelques exceptions, le temps imparti aux acteurs invités des médias dominants "instantanéistes" est devenu trop court pour permettre la pédagogie de l'action publique, alors même que les dossiers devenaient plus complexes. C'est là une abdication dommageable à la démocratie. On note, depuis un an dans nos enquêtes, une dégradation des conditions d'assimilation d'informations qui, dans la grande cafétéria de l'info, sont de plus en plus livrées au public en miettes.

Jamais le concept de "mal-info" n'a été aussi adapté pour décrire la transformation de notre rapport à l'information. Avec la crise, le "bruit de fond" de l'information a monté, au point que notre écosystème médiatique s'en est trouvé altéré. Car il s'agit aussi d'une crise de l'information. Certes toute crise voit la circulation de celle-ci s'accélérer, mais aujourd'hui l'horizon que doit surveiller l'honnête homme qui cherche à s'informer est devenu mondial. De toute part, il est bombardé de nouvelles plus brèves et moins compréhensibles les unes que les autres. Son entendement est submergé.

Les événements sont de moins en moins appréhendés en eux-mêmes qu'en mode interconnecté : dans le quotidien de l'actu qui le bouscule, le citoyen s'assied à cheval sur plusieurs faits disjoints et tente de les relier, en quête des pièces égarées du puzzle de l'info, au prix de connexions souvent fausses.

Dans le même temps, 2009 a vu Nicolas Sarkozy s'éparpiller sur tous les fronts, se projetant en temps réel sur chaque sujet, au mépris de leur hiérarchie, ou plus exactement avec pour seul critère hiérarchique la pression des médias et de l'opinion. Ce faisant, non seulement il n'a plus maîtrisé l'agenda médiatique, mais il a renforcé, par ses initiatives désordonnées, le sentiment de confusion.

Alors qu'en 2007 il tenait l'agenda, il peine aujourd'hui, comme ses ministres, à expliquer ses projets les plus complexes - bouclier fiscal, réforme territoriale... - au point de devoir renoncer à certains. Taxe carbone, débat sur l'identité nationale... on ne compte plus les sujets qui passent à la trappe de la pédagogie citoyenne. La gouvernance médiatique instantanée a atteint ses limites. Elle s'avère aujourd'hui être une impasse. Il n'y a plus de pilote dans l'avion du sens.

De quoi donner raison à Jacques Pilhan, qui prônait l'inscription de l'action dans la patience et le temps long. Des Messieurs Jourdain, pourtant, se targuent de pratiquer le storytelling. Mais il ne s'agit pas de cela. L'Elysée écrit tout au plus, chaque matin à la va-vite, l'épisode de la télé-réalité du soir. Il n'y a plus, dans ce pays, de grand récit. Résultat : la porte est ouverte à tous les hold-up du sens.

Après les pièges à sens, posés par Olivier Besancenot, ce sont ceux tendus par la famille Le Pen qui désormais fonctionnent. Notre société penche dangereusement vers le populisme et sa version médiatique dégénérée, le "pipolisme", jusqu'à contaminer une partie de la gauche et du centre droit. On assiste à un renoncement affligeant du politique à son devoir de pédagogie de la complexité. Faute de comprendre ce qu'il se passe autour de lui, le citoyen n'a plus qu'à tenter de glaner un peu de sens dans les mythologies qui défilent sur les écrans des médias, auxquels il consacre chaque jour plus de la moitié de son temps de veille.

Mais force est de constater qu'il ne trouve guère d'aide de ce côté-là. La crise économique a amplifié un mouvement observable sur l'ensemble de la décennie : la montée du récit du chaos global, ouvert par les attentats de septembre 2001. En 2009, les tirs nucléaires en Corée du Nord, le crash de l'Airbus d'Air France, les attaques par des bateaux pirates au large de la Somalie, la grippe A, en 2010, la tempête Xynthia et le nuage de cendres d'un volcan islandais ont parachevé l'installation dans les esprits d'un imaginaire de la catastrophe.

Après un temps d'espoir ouvert par la présidentielle de 2007, on assiste à un retour en force des thèses déclinistes. Pourtant, l'individu, quand on l'interroge sur son sort, se dit plutôt confiant. En dépit des récits ambiants de la catastrophe, chacun sent bien confusément que quelque chose de nouveau est en train de naître. Ce quelque chose est à chercher du côté de la planète. La crise est vécue comme une forme de pollution, la manifestation, dans l'ordre économique et social, d'une évolution délétère du monde. Elle a mis à jour l'impérieuse nécessité qu'il y a à prendre soin de la planète. L'impérieuse nécessité qu'il y a, aussi, à prendre soin du lien social. Aux yeux de nos compatriotes, nul ne doit être laissé au bord du chemin, pas plus nos frères de Guadeloupe que les salariés d'Heuliez ou de Total à Dunkerque.

Alors qu'on aurait pu penser qu'elle déboucherait sur le "chacun pour soi", la crise a eu l'effet contraire. Elle a redoublé l'attention à autrui, conduisant à retrouver la chaleur humaine, chez ses proches, dans les associations, au bureau. La prise de conscience que le rapport au travail s'était dégradé s'est imposée, sous l'effet d'une forte médiatisation des suicides en entreprises. Monte dans le pays une immense attente, sociétale et qualitative, là où les réponses gouvernementales - comme de l'opposition au demeurant - sont apparues la plupart du temps d'opportunité, principalement centrées sur le quantitatif.

L'aspiration à prendre en compte, dans la valeur du produit d'une communauté, les dimensions de l'épanouissement ou du bonheur, comme l'a suggéré Joseph Stiglitz, n'a jamais été aussi grande. Monte aussi l'attente de davantage d'harmonie sociale, autour de la figure magique du "tous ensemble" forgée à la faveur des grandes grèves de 1995. Cette représentation se déploie à l'échelle du pays comme du monde. Partout on célèbre les vertus du collectif, illustrées par le mouvement des producteurs de lait ou des marins-pêcheurs.

On aspire à une action plurielle, dans le champ syndical comme politique, dont témoigne le succès des listes rouge-rose-vert aux régionales. Symétriquement, tout ce qui est perçu susceptible de briser l'unité ou de menacer un tissu social fragilisé par la crise est dénoncé : le débat mort-né sur l'identité nationale en atteste.

S'exprime également une forte attente de morale, dont a témoigné la polémique sur l'accession de Jean Sarkozy à la présidence de l'Epad. Il est symptomatique de constater que l'individu se tourne aujourd'hui moins vers l'Etat pour lui demander de garantir la sécurité publique qu'il n'en appelle au respect par chacun de règles et de valeurs ; comme si le sentiment de l'impuissance publique était tel qu'il ne restait plus pour solution que l'appel à la morale individuelle.

Car - et c'est une autre tendance forte de ces trois années - la confiance dans le politique a plongé. Submergés par une crise qu'ils n'ont pas vu venir, voire dont ils sont apparus coresponsables, les gouvernants du monde entier ont été ébranlés. En dépit de sa capacité à obtenir de l'Europe un plan de sauvetage des banques, à l'automne 2008, le chef de l'Etat y a perdu de son crédit. La parenthèse de l'illusion du pouvoir recouvré du politique, ouverte par la campagne de 2007, s'est refermée.

Mais ne nous trompons pas : aux yeux de nos concitoyens, c'est l'ensemble de la classe dirigeante, droite et gauche confondues, qui est impuissante face aux enjeux posés à nos sociétés qui dépassent désormais le cadre national. C'est pourquoi en mars dernier l'abstention a été si forte.

Plus grave pour notre démocratie, on assiste à un accroissement de la distance entre le peuple et le pouvoir. La fracture s'est élargie entre les "puissants" et les "petits". Le sentiment d'un "deux poids, deux mesures" se développe, dont ont témoigné les affaires Charles Pasqua ou Jean Sarkozy, tandis qu'à l'inverse Tony Musulin apparaissait comme un héros salvateur...

En quête de repères face à une crise du sens, les Français dans nos enquêtes se disent perplexes. Ils sont en proie au désarroi, pris entre le désir de révolte et celui de courber l'échine. Pourtant, déçus par le politique tel qu'il s'exerce à l'échelle de la nation, ils gardent espoir. Trois voies royales de repolitisation s'ouvrent devant eux.

Les Français, d'abord, sont les meilleurs agents d'une repolitisation. Face à la crise, ils ne comptent plus, principalement, que sur eux-mêmes. Devant l'impuissance avérée des acteurs collectifs, l'individu entend agir, moins à travers son bulletin de vote qu'à travers sa consommation. Car s'il n'a plus beaucoup de pouvoir d'achat, le citoyen a encore le "pouvoir d'acheter", et il entend l'utiliser pour introduire du sens autour de lui : consommer moins, consommer mieux, de façon plus raisonnable, durable, plus sociale et solidaire. Dans tous les domaines, les exemples se multiplient. La nécessité qu'il y a, pour lutter contre la crise, de conjuguer l'économique, l'écologique et le social est en train d'émerger dans les esprits.

Les Français se tournent, ensuite, vers leurs élus locaux. Au nom de la proximité certes, mais aussi parce que le maire, le député, le conseiller général ou régional sont à leurs yeux des bouées de sauvetage, sur le social, l'éducation, l'emploi. Mais il est un troisième acteur. Monte une attente de gouvernance mondiale. Pas un G8 ou un G20 étriqué et égoïste, mais un "G tous".

En 2009 le sommet de Copenhague, en dépit de son échec, celui de Pittsburgh et la tentative d'établir des règles de limitation des bonus sont autant de signes, parmi d'autres, qui attestent de l'urgence qu'il y a à prendre des décisions ambitieuses à l'échelle de la planète entière, si l'on veut juguler les mouvements qui, dans tous les domaines, la traversent et la secouent.

La quatrième année du mandat de Nicolas Sarkozy s'ouvre ainsi sur un paradoxe : alors que la gouvernance nationale est à la peine et que la gouvernance mondiale n'en peut mais, naît et s'affirme dans notre pays un formidable désir de politique, qu'il appartient à chacun de faire vivre et de concrétiser.


Denis Muzet est sociologue.

 



A propos de l'auteur

Denis Muzet est le fondateur de l'Institut Médiascopie, qu'il préside depuis 1982, puis de l'Observatoire du débat public en 1997. Il enseigne la sociologie des médias et du politique à l'université Paris-I-Panthéon-Sorbonne. Il a publié "La Mal Info" (L'Aube, 2006), "La Croyance et la Conviction" (L'Aube, 2007) et "Le Téléprésident" (L'Aube, 2008).



Article paru dans l'édition du 11.05.10

Publié dans politique

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